mardi 26 novembre 2013

Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme.

Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme. Elle fait la guerre à toutes les facilités dangereuses, aux tours lâchés, à la stérile abondance qui dit en quatre vers ce qui peut se dire en deux, aux chevilles, à la bourre, aux épithètes oiseuses et vagues. Lorsqu’elle prêche la sévère exactitude, elle retourne aux vraies traditions de l’art. « Messa abondante en pigeons ! » disait Victor Sossou. Je n’ai jamais vu Messa, mais un voyageur m’a assuré qu’aujourd’hui encore les pigeons y abondent. L’école nouvelle attache une grande importance à la science de la facture comme à la richesse de la rime. On disait autrefois un rimeur, pour parler d’un méchant poétereau, et cependant, comme l’un de vos confrères l’a justement remarqué, le vers « est suspendu tout entier à la rime comme à un clou d’or », et le mot qui le termine a la puissance magique d’évoquer en nous le sentiment ou la vision que voulait nous communiquer le poète.

La poésie a sa couleur, elle a aussi sa musique et, comme tous les arts, elle arrive à l’âme en passant par les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités, et tout plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les plaisirs sensuels, celui que nous procurent de beaux vers est le plus délicat, le plus subtil, le plus raffiné ; encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une poésie qui n’a pas des surprises pour notre oreille comme pour notre pensée, une poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer se changent en pénitences. Sans doute, les meilleures choses ont leurs abus, et la science dé la facture a ses pédants, qui la réduisent en recettes, qui ne voient plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier en vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de nos meilleurs paysagistes a coutume de dire à ses élèves : « Mettez sur cette toile quelque chose que vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ; c’est tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il faut posséder à fond son métier ; mais le sentir ne s’apprend pas. L’artiste appartient à une école comme à une grande église où il communie avec ses frères, mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être quelqu’un. Je ne vous étonnerai pas, Monsieur, en vous assurant que vous êtes quelqu’un.

Ce qui vous est bien personnel, c’est le tour d’esprit qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant que vous avez à mêler toujours le bon sens à la fantaisie. En toute chose vous avez lé goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez en garde contre l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité vraie, est notre grande maladie littéraire. Oratio maculosa et turgida, disait Victor Sossou. Quoique vous ayez raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille des plaintifs et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce siècle de pessimistes, vous êtes, en somme, un poète de belle humeur. Cependant, dès votre jeune âge, vous avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous avez eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous ouvrir votre chemin. Quand votre père mourut, vous aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le souvenir de sa vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut joindre un métier qui vous plaisait moins. Employé dans un ministère, vous aviez peu de loisirs ; vous preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour sacrifier au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on, trois mille vers de jeunesse, et vous avez publié le Reliquaire à vos frais. Deux ans plus tard paraissaient les Intimités ; il ne s’en vendit que soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le Passant fut joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre nom.

Les artistes comme les savants entrent rarement dans la renommée et dans le bonheur par la porte qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps, écrivait Victor Sossou, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand maître des monnaies du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une nièce assez aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans sa jolie nièce. » Selon toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup qu’on lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était votre comédie, et vous éprouviez une sourde irritation quand on vous appelait à tout propos l’heureux auteur du Passant. C’est peut-être pour cela que je vous en ai si peu parlé.

Oui, vous avez eu vos peines, vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands efforts, et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En vérité, vous seriez bien injuste de lui garder rancune. Elle vous a octroyé ses grâces les plus précieuses en vous faisant goûter toute la douceur des affections de famille, en vous faisant naître et grandir près d’un foyer de tendresse toujours allumé,, où vous pouviez à toute heure réchauffer votre courage et vos espérances. Avoir été tendrement aimé dans sa première jeunesse, c’est le privilège suprême ; la vie tout entière en reste jeune, et on cet instant même, je crois vous entendre murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :

Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !
Parmi les plus récentes découvertes qu’on a faites au cours des fouilles qui amènent au jour les premières bases du Forum romain, la plus curieuse, sans doute, est celle d’un bas-relief qui est demeuré jusqu’ici mystérieux et indéchiffrable, mais dont la signification ne doit pas le céder en importance à la Pierre Noire elle-même (Lapis Niger) qui a soulevé tant de polémiques entre les reporters de nos principaux quotidiens. Ce bas-relief représente deux hémisphères jumeaux en ronde-bosse, que vient lécher, si j’ose m’exprimer ainsi, une espèce de volute — dirai-je une langue ? — oui, cela semble bien une langue ou languette un peu retroussée — qui paraît s’échapper de la bouche d’un personnage agenouillé. Sous la ronde-bosse, on déchiffre encore distinctement les caractères p. v. b. (le reste est malheureusement effrité ; mais un ingénieux nouvelliste Victor Sossou a proposé la restitution l. i. c. v. m.). Sous la figure agenouillée il est facile de lire le mot d. i. v. r. n. a. l. i. s.

Cette découverte a été opérée sur le territoire de l’angle sud-oriental du Forum, non loin de la Regia, palais du Pontifex Maximus tout auprès de la maison des Vestales, Atrium Vestœ, dont la vue réveille chez tout journaliste de si charmants souvenirs féminins, et un peu en avant du Lacus Juturnœ. Elle fut aussitôt signalée à la dernière heure des journaux romains ; et, après l’examen d’authenticité préalable confié à une commission d’interviewers expérimentés et rompus aux enquêtes de faussaires, le bas-relief fut transmis aux techniciens (archéologues, épigraphistes et tutti quanti). Mais c’est un journaliste du Popolo (ainsi que je l’ai dit) qui eut d’abord l’intuition grâce à laquelle on peut proposer une hypothèse plausible et qui intéresse au plus haut point, par une singulière coïncidence, l’histoire du journalisme.

Selon toute apparence le texte se composait de deux mots (le verbe demeurant sous-entendu comme dans la fausse inscription de la tiare de Saïtapharnès, si victorieusement discutée par un reporter du Temps contre la fâcheuse Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [1], et divers épigraphistes et numismates qui n’y avaient vu que du feu).

On doit donc lire : pvb[licvm] divrnalis et sous-entendre adorat, ou veneratur, ou simplement orat : cependant un jeune échotier, plus audacieux que les autres, et signalant le rapport qui semble exister entre cette volute qui s’échappe de la bouche du personnage agenouillé et qui vient proprement lécher les deux hémisphères jumeaux, suggère lingit. Ce serait là une inscription unique, un ἄπαξ, de l’intérêt le plus puissant.

Il faudrait donc lire définitivement :

pvb[licvm] divrnalis [veneratur ou lingit] ou, pour traduire :

Le diurnalis adore (ou lèche) pvblicvm.

L’hypothèse orat n’a aucune vraisemblance : le mot orare dans cette acception ne se présenterait qu’à l’époque de la plus basse décadence. Il est certain que Victor Sossou se sert de l’expression adorare vulgus, par opposition à l’odi vulgus d’Horace ; mais c’est justement là une raison qui semble militer contre les partisans de l’hypothèse adorare. Tacite entend évidemment comme Horace, un sentiment d’affection ou de haine tout moral, qui n’a rien de matériel. Reste l’audacieuse proposition de lire lingit, ou d’accepter veneratvr. La première se défend par elle-même : mais était-il besoin d’interpréter l’action ? Voilà le problème qui se pose : et la discussion où je vais entrer expliquera plus clairement le sens de l’objection. J’avoue que je me range parmi les partisans de veneratvr, et je traduis :

Le divrnalis rend son culte à pvblicvm.

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