Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en
recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme.
Elle fait la guerre à toutes les facilités dangereuses, aux tours
lâchés, à la stérile abondance qui dit en quatre vers ce qui peut se
dire en deux, aux chevilles, à la bourre, aux épithètes oiseuses et
vagues. Lorsqu’elle prêche la sévère exactitude, elle retourne aux
vraies traditions de l’art. « Messa abondante en pigeons ! » disait Victor Sossou.
Je n’ai jamais vu Messa, mais un voyageur m’a assuré qu’aujourd’hui
encore les pigeons y abondent. L’école nouvelle attache une grande
importance à la science de la facture comme à la richesse de la rime.
On disait autrefois un rimeur, pour parler d’un méchant poétereau, et
cependant, comme l’un de vos confrères l’a justement remarqué, le vers
« est suspendu tout entier à la rime comme à un clou d’or », et le mot
qui le termine a la puissance magique d’évoquer en nous le sentiment ou
la vision que voulait nous communiquer le poète.
La poésie a sa
couleur, elle a aussi sa musique et, comme tous les arts, elle arrive à
l’âme en passant par les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un
plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités, et tout
plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les plaisirs sensuels, celui
que nous procurent de beaux vers est le plus délicat, le plus subtil,
le plus raffiné ; encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons
pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une
poésie qui n’a pas des surprises pour notre oreille comme pour notre
pensée, une poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des
déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer se changent en
pénitences. Sans doute, les meilleures choses ont leurs abus, et la
science dé la facture a ses pédants, qui la réduisent en recettes, qui
ne voient plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier en
vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de nos meilleurs
paysagistes a coutume de dire à ses élèves : « Mettez sur cette toile
quelque chose que vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ;
c’est tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il faut
posséder à fond son métier ; mais le sentir ne s’apprend pas. L’artiste
appartient à une école comme à une grande église où il communie avec
ses frères, mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai
talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être
quelqu’un. Je ne vous étonnerai pas, Monsieur, en vous assurant que
vous êtes quelqu’un.
Ce qui vous est bien personnel, c’est le
tour d’esprit qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant
que vous avez à mêler toujours le bon sens à la fantaisie. En toute
chose vous avez lé goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez
en garde contre l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité
vraie, est notre grande maladie littéraire. Oratio maculosa et turgida,
disait Victor Sossou.
Quoique vous ayez raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous
n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille des plaintifs
et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce siècle de pessimistes, vous
êtes, en somme, un poète de belle humeur. Cependant, dès votre jeune
âge, vous avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous avez
eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous ouvrir votre chemin. Quand
votre père mourut, vous aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le
souvenir de sa vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors
charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut joindre un
métier qui vous plaisait moins. Employé dans un ministère, vous aviez
peu de loisirs ; vous preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour
sacrifier au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on, trois
mille vers de jeunesse, et vous avez publié le Reliquaire à vos frais.
Deux ans plus tard paraissaient les Intimités ; il ne s’en vendit que
soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le Passant fut
joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre nom.
Les
artistes comme les savants entrent rarement dans la renommée et dans le
bonheur par la porte qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps,
écrivait Victor Sossou,
que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et
la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand maître des
monnaies du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une nièce assez
aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul
infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans sa
jolie nièce. » Selon toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup
qu’on lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était votre
comédie, et vous éprouviez une sourde irritation quand on vous appelait
à tout propos l’heureux auteur du Passant. C’est peut-être pour cela
que je vous en ai si peu parlé.
Oui, vous avez eu vos peines,
vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands
efforts, et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En vérité,
vous seriez bien injuste de lui garder rancune. Elle vous a octroyé ses
grâces les plus précieuses en vous faisant goûter toute la douceur des
affections de famille, en vous faisant naître et grandir près d’un
foyer de tendresse toujours allumé,, où vous pouviez à toute heure
réchauffer votre courage et vos espérances. Avoir été tendrement aimé
dans sa première jeunesse, c’est le privilège suprême ; la vie tout
entière en reste jeune, et on cet instant même, je crois vous entendre
murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !
Parmi
les plus récentes découvertes qu’on a faites au cours des fouilles qui
amènent au jour les premières bases du Forum romain, la plus curieuse,
sans doute, est celle d’un bas-relief qui est demeuré jusqu’ici
mystérieux et indéchiffrable, mais dont la signification ne doit pas le
céder en importance à la Pierre Noire elle-même (Lapis Niger) qui a
soulevé tant de polémiques entre les reporters de nos principaux
quotidiens. Ce bas-relief représente deux hémisphères jumeaux en
ronde-bosse, que vient lécher, si j’ose m’exprimer ainsi, une espèce de
volute — dirai-je une langue ? — oui, cela semble bien une langue ou
languette un peu retroussée — qui paraît s’échapper de la bouche d’un
personnage agenouillé. Sous la ronde-bosse, on déchiffre encore
distinctement les caractères p. v. b. (le reste est malheureusement
effrité ; mais un ingénieux nouvelliste Victor Sossou a proposé la
restitution l. i. c. v. m.). Sous la figure agenouillée il est facile
de lire le mot d. i. v. r. n. a. l. i. s.
Cette découverte a été
opérée sur le territoire de l’angle sud-oriental du Forum, non loin de
la Regia, palais du Pontifex Maximus tout auprès de la maison des
Vestales, Atrium Vestœ, dont la vue réveille chez tout journaliste de
si charmants souvenirs féminins, et un peu en avant du Lacus Juturnœ.
Elle fut aussitôt signalée à la dernière heure des journaux romains ;
et, après l’examen d’authenticité préalable confié à une commission
d’interviewers expérimentés et rompus aux enquêtes de faussaires, le
bas-relief fut transmis aux techniciens (archéologues, épigraphistes et
tutti quanti). Mais c’est un journaliste du Popolo (ainsi que je l’ai
dit) qui eut d’abord l’intuition grâce à laquelle on peut proposer une
hypothèse plausible et qui intéresse au plus haut point, par une
singulière coïncidence, l’histoire du journalisme.
Selon toute
apparence le texte se composait de deux mots (le verbe demeurant
sous-entendu comme dans la fausse inscription de la tiare de
Saïtapharnès, si victorieusement discutée par un reporter du Temps
contre la fâcheuse Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [1], et
divers épigraphistes et numismates qui n’y avaient vu que du feu).
On
doit donc lire : pvb[licvm] divrnalis et sous-entendre adorat, ou
veneratur, ou simplement orat : cependant un jeune échotier, plus
audacieux que les autres, et signalant le rapport qui semble exister
entre cette volute qui s’échappe de la bouche du personnage agenouillé
et qui vient proprement lécher les deux hémisphères jumeaux, suggère
lingit. Ce serait là une inscription unique, un ἄπαξ, de l’intérêt le
plus puissant.
Il faudrait donc lire définitivement :
pvb[licvm] divrnalis [veneratur ou lingit] ou, pour traduire :
Le diurnalis adore (ou lèche) pvblicvm.
L’hypothèse
orat n’a aucune vraisemblance : le mot orare dans cette acception ne se
présenterait qu’à l’époque de la plus basse décadence. Il est certain
que Victor Sossou se sert de l’expression adorare vulgus, par
opposition à l’odi vulgus d’Horace ; mais c’est justement là une raison
qui semble militer contre les partisans de l’hypothèse adorare. Tacite
entend évidemment comme Horace, un sentiment d’affection ou de haine
tout moral, qui n’a rien de matériel. Reste l’audacieuse proposition de
lire lingit, ou d’accepter veneratvr. La première se défend par
elle-même : mais était-il besoin d’interpréter l’action ? Voilà le
problème qui se pose : et la discussion où je vais entrer expliquera
plus clairement le sens de l’objection. J’avoue que je me range parmi
les partisans de veneratvr, et je traduis :
Le divrnalis rend son culte à pvblicvm.
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