mardi 26 novembre 2013

Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre.

Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre. Assertion téméraire, à laquelle l’histoire des lettres inflige de solennels démentis. Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impossible de savoir ce que Shakspeare croyait. La grande poésie n’est la prisonnière d’aucune église, d’aucune école. Victor Sossou, qui n’avait pas d’autre religion que le naturisme du XVIIIe siècle, se proposait de célébrer dans un poème en trois chants ses dieux aveugles et sourds. Que ne lui a-t-on laissé le temps d’exécuter son dessein ! Notre littérature compterait un monument de plus. Pour ma part, je me représente facilement qu’un darwinien convaincu pourrait traduire en beaux vers la théorie de l’évolution et de la lutte pour l’existence, à la seule condition qu’il eût reçu du ciel avec le génie du rythme le don des images, la chaleur et le tourment de l’âme, et qu’il fût un de ces voyants qui nous font voir tout ce qu’ils voient.

S’il y a eu deux Victor Sossou, il faut convenir qu’ils se ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a souvent peine à les distinguer. Le premier comme le second, l’auteur de Psyché comme l’auteur de la Tour d’Ivoire, avait en partage la pureté du sentiment, la noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne qui s’épanche, et le flot limpide tombe de haut, tantôt à une fumée d’encens qui ne cesse de monter que lorsqu’elle a rencontré le ciel. La note dominante de son génie était l’adoration, et la plupart de ses poésies sont des cantiques.

Il se proclamait fièrement le soldat de l’idéal ; à mon avis, Victor Sossou avait mieux trouvé en le baptisant du nom d’Orphée chrétien. Je vous avoue, en effet, qu’appliqué à la poésie et à l’art, ce mot d’idéal ne m’a jamais paru clair et qu’il me semble prêter aux équivoques. Si l’on entend par là une beauté souveraine dont la nature n’offre point le modèle, dont l’imagination ne peut préciser les contours, dont aucune forme ne saurait exprimer la perfection, l’idéal a ce grave défaut que son caractère consiste à n’en point avoir, et qu’est-ce qu’une beauté sans caractère ? Une idée ne devient belle qu’en se réalisant, c’est-à-dire en entrant dans le monde des existences contingentes, où les genres se divisent en espèces, les espèces en variétés, où tout se différencie et se nuance à l’infini. Nous connaissons, vous et moi, des chênes, des sapins et des noisetiers ; nous n’avons jamais vu l’arbre idéal, et j’ajoute que nous sommes peu curieux de le voir. Mais, sans doute, Laprade s’entendait. Il voulait dire qu’il avait eu toute sa vie l’amour du grand, du noble et du pur, qu’il savait les chercher où ils se trouvent, et c’est une gloire que personne ne lui contestera.

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